Notre tribune

L’heure du dé-clic a sonné

 Parue également dans Les Echos, le 17 décembre 2020 sous le titre : « Hyperconnexion : reprendre d’urgence le contrôle »

Ci-dessous la version intégrale du collectif

Réveillons-nous, refusons la résignation et remettons le respect de l’attention au centre de nos préoccupations.

 

Un sondage récent réalisé par Odoxa pour GAE Conseil consacré aux conséquences du confinement sur la santé des Français plaçait la solitude (81 %) et l’hyperconnexion (79 %) comme premiers risques inhérents à la pratique du télétravail, devant le tabac (75 %), l’alcool (66 %), le cannabis (55 %), les médicaments (52 %).

Au même moment, le  documentaire The Social Dilemma (À l’ombre de nos écrans de fumée, de Jeff Orlowski), diffusé sur Netflix, révélait les terribles dégâts de l’hyperconnexion, notamment sur la démocratie, les rapports sociaux ou la santé psychologique des plus jeunes.

Enfin, vient de sortir la traduction en français de The Age of Surveillance Capitalism de Shoshanna Zuboff, qui détaille de quelle manière les empires de la tech ont créé des richesses colossales grâce aux prédictions de comportements humains qu’ils vendent à des annonceurs. 

Ces études, films, ouvrages ne font qu’illustrer des problèmes connus de longues dates et dont nous observons les dégâts depuis longtemps.

On pense par exemple à cet aiguilleur de chemin de fer qui, distrait par un jeu sur son téléphone portable le 9 février 2016 en Bavière, provoque un accident entre deux trains régionaux qui tue douze personnes et en blesse 90 autres.

Des salariés épuisés qui doivent prendre des congés pour travailler chez eux correctement, tranquillement en monotâche, tant ils sont incapables de traiter le flux infernal et constant de mails et d’interruptions qu’ils subissent sur leur lieu de travail.

La directrice d’un grand groupe qui raconte, effarée, ses échanges avec un comité de direction où les participants ne se souviennent même pas des centaines de millions de budget qu’ils ont validé, parce qu’ils papillonnaient de texto en applis pendant une réunion stratégique.

Des familles qui ne se parlent plus que par textos interposés et des enfants qui demandent un smartphone dès l’âge de 7 ans. 

Des amis de longues dates qui sont définitivement fâchés suite à des échanges houleux sur les réseaux sociaux à propos d’un sujet anodin.

Des individus qui se sentent perdus si on leur retire leur téléphone plus d’une heure ou des adolescents qui sont incapables de contrôler le temps qu’ils passent à jouer aux jeux en ligne.

Des algorithmes qui finissent par décider à votre place qui vous allez rencontrer et continuent à vous proposer des profils alors que vous êtes pourtant en couple, grâce à eux. Des couples qui se disputent en permanence à cause du temps excessif que le conjoint consacre à consulter son fil instagram au lieu d’être attentif à sa moitié. 

Des publicités si correctement ciblées qu’on se demande si nos smartphones ne nous écoutent pas, un droit à la vie privée bafoué par des entreprises à qui nous autorisons contre toute raison le droit de lire nos conversations privées et pister nos déplacements.

Une incapacité à rester seul quelques minutes perdu dans ses pensées sans avoir la tentation de saisir son téléphone, de peur d’avoir raté quelque chose et recevoir sa dose de dopamine qu’un like sur un post insignifiant va provoquer.

Suivre simultanément des dizaines de conversations asynchrones sur les outils de messageries instantanées et être interrompu en permanence par des notifications pour ne plus savoir quel était l’objet initial des échanges.

Compulsivement immortaliser un lieu ou un repas avec son téléphone pour le partager et se construire une identité en ligne cool et attirante.

Se lever et prendre automatiquement son téléphone, se coucher avec son téléphone, se réveiller en pleine nuit et saisir son téléphone.

Ce ne sont là que quelques exemples des excès désormais courants et systématiques de l’économie de l’attention. 

A l’intersection de tous ces phénomènes, l’hyperconnexion.

Tous, nous sentons que quelque chose ne va pas : nous passons d’un écran à un autre, d’une appli à une autre, nous assistons passifs et impuissants au déferlement ininterrompu du numérique que nous nourrissons de nos interactions et à ses effets délétères sur chaque pan de notre vie sociale, professionnelle et privée. Quelque chose est fondamentalement déréglé : plus le temps passe, moins nous avons de prise.

Si nous mesurons tous les bienfaits et avantages du numérique dans notre quotidien, il n’en reste pas moins une impuissance collective et individuelle terrible devant le rouleau compresseur qu’il est devenu.

Ce paradoxe crée une vraie dissonance cognitive collective et nous paralyse : nous ne savons pas comment aborder ce problème, nous sommes démunis.

Il est clair que, dans notre relation avec l’économie numérique, nous ne jouons pas à armes égales. L’économie de l’attention s’est enrichie au fil des ans de quantité d’outils et d’études : le niveau de sophistication atteint par le savant dosage entre sciences du comportement, marketing digital, collecte de données personnelles, intelligence artificielle et design a rendu ce système redoutable, voire infaillible. Le résultat ? Un abandon progressif de notre libre arbitre, la réduction à peau de chagrin de notre sphère intime et une détérioration de nos liens sociaux. 

Le véritable antidote ne viendra pas traiter un seul de ces symptômes, c’est globalement que ces problèmes doivent être adressés, en mettant fin à notre impréparation individuelle et collective, en nommant précisément le problème, en améliorant notre culture numérique, et grâce, enfin, à une législation adaptée. 

Surtout, nous devons désormais faire attention… à l’attention. L’attention constitue la clé de voûte de notre civilisation. Grâce à elle, nous apprenons à apprendre, nous nous connectons aux autres et développons de l’empathie, brique fondamentale de nos rapports sociaux.

Venus d’horizons différents, nous nous sommes réunis pour construire l’association “Attention Hyperconnexion” , avec pour objectif de fédérer les organisations, personnalités, individus, qui souhaitent aider à la prise de conscience des enjeux liés aux phénomènes d’hyperconnexion. Nous, professionnels des médias, du numérique, de la santé, de la protection de l’enfance, de l’environnement, du droit, du conseil, nous sommes réunis pour défendre sur ce sujet une approche à la fois globale et transverse. 

 

Enfants, parents, salariés… Tout le monde est concerné

 

Aujourd’hui, les pouvoirs publics doivent être alertés, les enseignants réclament d’être accompagnés, les parents cherchent des solutions pour rétablir le dialogue intrafamilial, les professionnels de santé veulent des études sérieuses, les salariés se sentent démunis face aux technologies de l’interruption. Et surtout, les enfants méritent qu’on se penche sérieusement sur les dangers qui les guettent, qu’on leur évite des comportements addictifs et qu’on leur consacre l’attention (justement !) dont ils ont besoin pour se développer. Nous voulons aider, contribuer, participer et militer pour ne plus subir. Sentir que nous reprenons le contrôle. 

 

Quelle stratégie ?

 

L’heure est grave.” écrit la sociologue du MIT Sherry Turkle dans son dernier ouvrage (Les yeux dans les yeux, le pouvoir de la conversation à l’heure du numérique, Actes Sud 2016), elle poursuit “…Après avoir pris conscience que les technologies mobiles peuvent porter préjudice à d’autres aspects de nos vies auxquels nous sommes attachés, nous pouvons commencer à agir : d’une part en concevant les technologies différemment et d’autre part en changeant notre façon de les intégrer à nos vies.”

 

C’est ce travail que nous allons commencer ensemble :

  • En soutenant et en relayant les initiatives qui portent ce message.
  • En faisant de la veille et de la recherche pour établir précisément les impacts du numérique sur nos vies.
  • En partageant les bonnes pratiques auprès de ceux qui sont en difficulté pour les aider à rééquilibrer leurs vies.
  • En informant le public et les pouvoirs publics sur les enjeux liés au respect de l’attention.
  • Et en imposant un débat sur la responsabilité des acteurs du numérique, tout en valorisant ceux qui développent des interfaces respectueuses de l’attention des individus et rendent transparent le fonctionnement de leurs algorithmes.

 

Avant d’être un cri d’alarme, notre initiative est un d’abord un cri de ralliement. Rejoignez-nous.


Lien vers le site :
www.attentionhyperconnexion.com

 

Les fondateurs de l’association

Justine Atlan, directrice E-enfance ; Benjamin Gans, directeur grands comptes Cap Digital; Vincent Dupin, fondateur d’Into the tribe; Bruno Patino, président Arte; Thibaud Dumas, docteur en neurosciences, directeur de l’incubateur de Matrice; Samuel Comblez, psychologue, directeur des opérations E-enfance; Frédéric Bordage, expert en numérique et développement durable, cofondateur du collectif GreenIt; Alan Walter, avocat chez Walter Billet Avocats; David Cadasse, CEO d’Akoma, agence de communication